Renouveler le paysage du Front de Seine: culture visuelle du projet urbain

Ce billet reproduit mon intervention au colloque Paysage en partage. Sensibilités et mobilisations paysagères dans la conduite de projet urbain, qui s’est tenu à la Fondation Braillard Architectes à Genève en avril 2012. Celle-ci a depuis été publiée sous le titre “La mise en paysage du Front de Seine : de la ville du futur à la ville durable (1960-2010)” dans un numéro spécial de la revue Articulo Journal of Urban Research, consacré au “nouveau récit du paysage”.

J’ai abordé dans mon intervention un aspect du paysage qui relève de son caractère visuel: en effet, si le paysage est invoqué dans le cadre du projet urbain, c’est aussi parce qu’il fait image [1].

Si l’on aborde le paysage sous l’angle de l’histoire de l’art ou des études visuelles, celui-ci est étroitement lié à la question de la représentation. Selon l’historien de l’art Ernst Gombrich, auteur d’un célèbre article sur l’essor de la peinture de paysage à la renaissance, “nous disons d’un paysage qu’il est pittoresque s’il nous rappelle des tableaux que nous avons vus. Et pour le peintre, rien ne peut devenir un “motif”, sinon ce qu’il peut intégrer au vocabulaire qu’il a appris.” [2] Ainsi, tout paysage est issu d’un récit qui prend son sens dans un référentiel culturel plus large, sans lequel ce que nous voyons reste inaccessible à ce que Gombrich nomme notre « sentiment du paysage », notion qui fait écho aux « sensibilités paysagères » discutées dans ce colloque. Si le paysage a cette capacité de faire image, c’est donc avant tout parce qu’il fait récit.

Paradoxalement, dans le contexte du projet urbain, les représentations paysagères passent le plus souvent « inaperçues »: ce qui est évalué, dans ce contexte, ce sont les projets, et pas les images des projets. Ces images relèvent en effet d’ « un type de représentation visuelle qui a avec son objet une relation conventionnelle perpétuellement révisée de façon à garantir les aspects d’immédiateté et de transparence conformes à son héritage culturel.» [3], selon une formulation d’André Gunthert à propos de la photographie. Le « caractère conventionnel de la photographie, qui va à l’encontre de notre intuition courante » [4] serait ainsi partagé par l’illustration de projets: en effet, celle-ci est généralement perçue comme « transparente », et son opacité peut être révélée, comme pour la photographie, par le temps qui passe. Ma contribution proposait donc d’envisager la représentation paysagère du projet urbain comme dispositif de « mise en fiction », plutôt que comme médium objectif, par le biais d’une étude de cas:

Réalisation majeure de l’urbanisme fonctionnaliste français des années 1960, le Front de Seine à Paris fait actuellement l’objet d’une importante opération de rénovation [5]. De manière flagrante, à quarante ans d’intervalle, les illustrations qui communiquent le projet du Front de Seine au public mobilisent des sensibilités paysagères aux antipodes l’une de l’autre. Après avoir resitué les projets successifs du Front de Seine dans l’imaginaire paysager propre à chaque époque (années 1960 et années 2000), cette étude propose une description des dispositifs graphiques et médiatiques par lesquels les projets sont « mis en paysage ». Le propos s’appuie sur des représentations du projet à destination du grand public, issues de la presse, d’émissions de télévision, de supports de vulgarisation scientifique ou encore d’expositions d’urbanisme.

1960-1970 : l’imaginaire de la ville du futur

«Ce n’est plus l’abstraction des mots en “isme” qui anime nos sociétés d’abondance, mais contrepoint à l’angoisse de la destruction atomique, c’est la vision concrète de leur devenir que les hommes exigent pour orienter leurs efforts d’aujourd’hui. Voilà ce qui fait dans un univers de croissance, la popularité de l’urbanisme.»

Paul Delouvrier, délégué général au district de la région de Paris, en 1964 [6]

Quel était l’imaginaire paysager de la ville au début des années 1960, époque qui a vu naitre le premier projet du Front de Seine ? Dans “l’avenir des villes”, ouvrage grand public publié en 1964 aux éditions Robert Laffont, Raymond Lopez, architecte-urbaniste en chef du Front de Seine, nous livre sa conception radicale de la ville du futur: “Si la cité future doit être le fait d’une totale mutation, celle-ci ne pourra finalement se réaliser pleinement et sans danger que si l’homme fait aussi sa mutation. C’est l’habitant des villes qui doit devenir un autre; il doit s’adapter à un nouveau rythme vital et à des nouvelles fonctions.” Les « villes du futur », des structures urbaines monolithiques conçues par le sculpteur italien Marino Di Teana, servent de référence visuelle à Lopez pour illustrer son propos.

Couverture de “l’avenir des villes”, 1964

La ville-sculpture de Marino di Teana, dans “l’avenir des villes”

Le sculpteur semble se prêter volontiers au jeu de la vulgarisation urbanistique, car il intervient aussi dans une séquence de l’émission de télévision « le monde en 40 minutes» de 1964, qui entend informer sur les modes de vie de l’avenir. Di Teana y présente une maquette du projet de la « ville du futur », qu’il commente en ces termes:

« Quand on pense que certains hommes sont arrivés à la lune, et nous (…) point de vue urbanisation, on vit presque en 1200 ou en 1300 (…). Je crois qu’il faut oublier tout le passé, casser carrément, et se mettre à travailler pour l’année 2000 ». Le présentateur poursuit : « la ville de demain qu’il nous propose sera entièrement neuve, elle abritera 40000 habitants. Elle présentera une forme radicalement différente de celle que nous connaissons. Elle aura la beauté d’une sculpture abstraite. Des villes comme celles-là, confiées à des architectes différents, seront réparties tous les 30 kilomètres, le long des grands axes de la circulation. Elles seront reliées par des trains pneumatiques souterrains marchant à 1000 kilomètres à l’heure, autour ce sera de la campagne. Ce seraient les châteaux des temps modernes, qui jalonneraient les routes de France comme autant de témoignages du génie artistique de l’homme» [7].

Plan de localisation des villes sur le territoire français, le long des grands axes de circulation

Marino di Teana présente ses villes de l’avenir dans l’émission « l’an 2000 », 1964

Dans la lignée de cette conception radicale de l’urbanisme, André Bloc et le comité de rédaction de l’influente revue « l’Architecture d’Aujourd’hui » militaient à la même époque pour la construction d’un « Paris Parallèle», «  une ville moderne d’un million d’habitants au départ, pourvue d’un équipement collectif d’avant-garde», créée ex-nihilo, sur des terrains libres, « à 30 ou 50 kilomètres de la ville-mère et reliée à elle par des voies modernes de circulation accélérée. » [8], mesure qui s’imposait selon eux, pour parer aux problèmes de logement, de circulation et de manque de foncier accablant la capitale.

Première concrétisation d’envergure d’une telle « ville du futur », Brasilia a joué un rôle important dans le passage de l’urbanisme fonctionnaliste de l’utopie à la plausibilité. Érigée ex-nihilo au cœur de la jungle entre 1956 et 1960, sur les plans de l’urbaniste Lucio Costa, la capitale administrative du Brésil a fait l’objet en France d’une large médiatisation [9]. En 1964, l’encyclopédie Casterman Histoire des Arts consacre un article à Brasilia, « la première capitale de l’ère atomique »:

« Au Brésil, une ville captive notre imagination : Brasilia, nouvelle capitale du Brésil. Elle s’élève en un endroit qui, en 1955, était encore une région désertique et un repaire de jaguars. (…) En quelques années, une armée de machines a remué des millions de tonnes de terre pour préparer l’emplacement de la cité (…) Dans les quartiers résidentiels, les grands buildings sont entourés d’arbres et de jardins. Deux rivières ont été condamnées pour former un lac artificiel de 30 km destiné à l’approvisionnement de la ville en eau. »

Brasilia, capitale de l’ère atomique, encyclopédie Casterman histoire des arts, 1964

Image extraite du reportage « Vivre à Brasilia » de l’émission « cinq colonnes à la une », 1961

Marqué par la menace d’un conflit nucléaire, tout comme par l’aventure de la conquête spatiale, l’idéal paysager du début des années 1960 est celui d’un milieu artificiel: bases de vie parfaitement organisées, bénéficiant des dernières avancées technologiques, les villes du futur peuvent ainsi se « poser » sur la lune, en antarctique, ou encore en pleine jungle.

Couverture du roman de science fiction “City at World’s End” d’Edmond Hamilton, années 1960

Projet de ville dans l’antarctique, Frei Otto, Kenzo Tange, Ove Arup, 1971

Ce récit d’une vie « ailleurs », sur une autre planète, ou d’une vie « sous cloche », dans une atmosphère protégée, est aussi celui dont relève le projet du Front de Seine. Le sol artificiel de la dalle – l’espace public surélevé au-dessus du niveau de la circulation automobile – est en effet caractéristique de la conception générique, technologique et décontextualisée de la « ville du futur ». Le projet du Front de Seine met ainsi en œuvre de manière quasi-littérale le système dédoublement du sol développé par Marcel Lods dans son projet théorique de « cité d’aujourd’hui », publié en 1961 dans L’Architecture d’Aujourd’hui pour illustrer la proposition du « Paris Parallèle » [10]. D’après la description qu’en fait Lods, le sol artificiel de la dalle est à la fois un paysage et un composant du dispositif technique sophistiqué de la ville-objet:

«[Le sol dédoublé] sera constitué par une mince et légère coquille de béton précontraint recouvert d’une pellicule de terre d’une épaisseur strictement suffisante pour permettre l’existence d‘un gazon. La terre et l’herbe assurant un appréciable isolant phonique, les bruits produits par la circulation des voitures ne seront plus perçus et les habitants de la cité vivront dans le silence ou en disposant d’une vue sur un jardin total. Une zone abritée de la pluie, maintenue à une température égale (la terre gazonnée isolant calorifiquement), sera créée sous la dalle pour le plus grand bénéfice des véhicules en stationnement.»

Au Front de Seine, les éléments-champignons emblématiques de l’opération, aujourd’hui démolis, accueillaient une végétation domestiquée, physiquement, visuellement et symboliquement coupée du substrat naturel du sol, formant un paysage artificiel.

En haut: Marcel Lods, “une cité d’aujourd’hui”: coupe théorique sur le sol dédoublé, L’Architecture d’Aujourd’hui n°88, 1960. En bas: Raymond Lopez et Henri Pottier, coupe technique sur la dalle du Front de Seine, Urbanisme n°81,1963

Elément “champignon” végétalisé de la dalle du Front de Seine en cours de démolition © Martin Argyroglo Callias Bey, 2010

La vue aérienne, dispositif de mise en paysage de la ville du futur

La ville-objet, caractéristique des projections paysagères des années 1960, s’appréhende avant tout visuellement, de préférence depuis un point de vue en surplomb. C’est aussi ce qu’indique Marcel Lods dans sa description de la « cité d’aujourd’hui »:

« La cité doit être belle pour l’observateur lointain. (…) L’impression d’ensemble n’est perçue qu’à grande distance, peu importe que l’observatoire soit un point élevé du terrain, une cabine d’avion ou d’hélicoptère. Ainsi examinée, une composition exprimera l’équilibre, l’harmonie, le rythme, l’ordre en un mot. (…) Nous sommes persuadés que le comportement des habitants d’une ville pourrait être sensiblement amélioré si celle-ci offrait le spectacle quotidien d’une harmonie plutôt que celui du désordre. » [11]

De même qu’elle a joué un rôle déterminant dans la construction des rhétoriques planificatrices et la reconfiguration de la vision du territoire dans l’après-guerre, la culture visuelle de la vue aérienne [12] régit la présentation de l’urbanisme moderne au grand public. Ainsi, les expositions d’urbanisme Demain…Paris organisées au Grand Palais en 1961 et 1967, mettent le visiteur dans une position d’observateur en surplomb, par le biais du dispositif de la maquette géante :

« le visiteur de cette exposition pourra avoir une idée du nouveau visage de la capitale en contemplant la grande carte de 25 mètres carrés du Paris de demain. Carte parlante, grâce à un exposé par haut-parleur, et lumineuse, puisque des projecteurs éclairent les maquettes des complexes architecturaux.» [13].

En 1967, une séquence des « actualités françaises » intitulée Paris fin du siècle, présente le survol par une caméra, de la maquette présentée à l’exposition Demain…Paris. « [Voici] Paris et sa proche banlieue, tels que les survolera un jour le citoyen fin de siècle. (…) Qui oserait reconnaitre le XVème arrondissement, dans cette cité champignon en bordure de Seine ? », s’interroge le commentateur au sujet du projet du Front de Seine [14].

La maquette géante de l’exposition “Demain…Paris”, dans une séquence des actualités françaises, 1967

Vue aérienne de la maquette du Front de Seine, dans la même séquence

La même année, Paris Match consacre un numéro spécial aux grands projets de modernisation de Paris : « Paris dans 20 ans, un extraordinaire reportage dans le futur, que Match seul a pu réaliser ». Le Paris du futur est représenté vu d’avion ou d’hélicoptère. Ces images véhiculent ainsi, non seulement la promesse d’une ville moderne conforme aux projets représentés, mais aussi celle de la démocratisation des moyens de transport aériens.

Couverture de Paris Match n°951, 1967

“Paris dans 20 ans”: le Front de Seine et Bercy, Paris Match n°951, 1967

La perspective du Front de Seine publiée dans le dossier Paris Match se distingue des illustrations du projet publiées dans la presse spécialisée au même moment, les représentations à l’attention des professionnels présentant un « degré de fiction » bien inférieur: tandis que Paris Match entend dévoiler « le Paris de l’an 2000 », l’illustration publiée dans la presse spécialisée se contente de démontrer la perméabilité visuelle du futur quartier, « de manière à ce que le 16ème arrondissement sur la colline puisse voir la plaine de Grenelle, et que la plaine de Grenelle puisse voir la colline de Passy », à travers une insertion paysagère avant/après, vue depuis la colline de Passy [15].

Le front de Seine: insertion paysagère publiée dans la revue Urbanisme, 1963

Le Front de Seine: illustration de Tanguy de Rémur, Paris Match n°951, 1967

Ainsi, plutôt que de la rendre plus proche et plus concrète, l’image fabriquée à l’attention du grand public projette l’opération dans le futur et les rêves associés à cet horizon lointain, par le biais d’une mise en scène qui se distingue notamment par:

  • l’usage de la couleur
  • la lumière en contre-jour, qui évoque une prise de vue cinématographique
  • la représentation d’hélicoptères (dont un à l’avant-plan) et d’hydroglisseurs
  • la représentation du projet du Front de Seine dans sa configuration de 1961, bien que celui-ci ait beaucoup évolué dans les six années d’intervalle: plutôt que de proposer une représentation du projet fidèle à la réalité, Paris Match en privilégie une version plus « spectaculaire ».

C’est un illustrateur spécialisé dans la vulgarisation scientifique, Tanguy de Rémur, qui signe l’ensemble des illustrations du dossier Paris Match. Il a notamment produit, vers la même époque, un écorché du Concorde, projet aéronautique d’avant-garde, ou encore une coupe sur un puits de pétrole publiée dans l’ouvrage « L’homme et son aventure » [16]. L’illustration d’architecture destinée au grand public est ainsi confiée à un spécialiste de la fabrication d’images. Celui-ci sait rendre imperceptible l’opération de mise en fiction de l’information. L’ « opacité » de l’image et son caractère construit échappe ainsi largement à la perception, le lecteur de Paris Match étant supposé garder une lecture réaliste de ces représentations urbaines.

Tanguy de Rémur: coupe sur un puits de pétrole, illustration de l’ouvrage “L’homme et son aventure”, 1960

Tanguy de Rémur: écorché du Concorde

2005-2015 : l’imaginaire de la ville durable

Intimement lié à la nature, à un sol, et à un contexte géographique singulier, l’imaginaire paysager des sociétés post-industrielles au début du XXIème siècle semble strictement incompatible avec l’urbanisme de dalle. Dans un texte-manifeste de 1981, le paysagiste Michel Corajoud formule de manière explicite cette nouvelle conception du paysage:

« Certains objets ou constructions manufacturés singent par leur montage cette impression d’unité complexe [d’un paysage]. (..) Le sens commun ne s’y trompe pas : il n’associe jamais (…) un corps de bâtiment à l’idée de paysage ! A cet égard nous pensons que l’on a introduit la plus grande des confusions avec la notion de paysage urbain. [La ville] est (…) un montage dont l’unité n’est qu’artéfact. (…) Il faut rejoindre les limites extérieures de la ville et retrouver l’horizon et la matérialité du monde pour que l’idée manifeste de paysage soit ressentie. Parfois il est vrai, le paysage entre en ville ; lorsque la maille se relâche et que le ciel y descend : le passage d’un fleuve en est l’exemple fécond. Malgré la diversité de ses aspects le paysage manifeste un aspect unitaire qui le tient plus proche de l’être que des objets. (…) Ce qui le différencie du corps c’est son port étalé ; c’est un bâti horizontal, un substrat où les éléments s’enchaînent et engagent toute la surface. » [17]

Aujourd’hui, les paysagistes, plus que jamais sollicités dans le cadre des aménagements urbains « tendent à « naturaliser » l’espace urbain en le rapportant (visuellement, symboliquement, ou stratégiquement) à des échelles spatiales qui excèdent la simple localisation des lieux à eménager» [18]. Ils sont porteurs de la promesse d’un urbanisme plus humain, plus participatif et plus écologique que celui de leurs prédécesseurs architectes et urbanistes [19].

La rénovation du Front de Seine, engagée au début des années 2000, s’inscrit dans une telle démarche d’urbanisme paysager, dont les multiples chartes pour la durabilité, alliant des objectifs sociaux, économiques et écologiques, constituent la toile de fond [20]. La consultation du site internet de la SemPariSeine, propriétaire et aménageur de la dalle du Front de Seine, permet de prendre la mesure d’une véritable « vague verte », dans les images illustratives des opérations d’aménagement en cours.

Images de projets en cours, extraites du site de la SemPariSeine

Si l’élément végétal y symbolise le bien-être promis au citadin du XXIème siècle, cette représentation d’un « retour » de la nature en ville rejoint néanmoins un imaginaire moins réjouissant : celui d’une vie post-cataclysmique dans des métropoles à l’état de ruines. On peut en effet rapprocher cette tendance actuelle de l’illustration de projets urbains, de certaines créations graphiques récentes, représentant des villes après la montée des océans causée par le réchauffement climatique, comme les séries d’images Flooded London (de l’agence londonienne Squint/Opera, 2008) ou Aqualta (de l’agence New-Yorkaise Studio Lindfors, 2009), qui ont été largement diffusées sur le web, dans le cadre de blogs consacrés à l’image ou à l’urbanisme [21].

Image extraite de la série Flooded London © Sqiunt/Opera, 2008

Image extraite de la série Aqualta © Studio Lindfors, 2009

Par la végétation luxuriante, la lumière éclatante ou encore l’évanescence de l’architecture, les images du projet de renouvellement paysager du Front de Seine semblent elles aussi participer de la fiction mettant en scène la nature reprenant ses droits sur l’ordre architectural imposé par l’homme, évocatrice de la peinture ruiniste. Seule la mise en scène systématique, dans les illustrations de projets, de figurants aux postures stéréotypées de bien-être et de décontraction, semble pouvoir distinguer celles-ci des images de fiction.

Ilot Centaure, Front de Seine © Agence Traitvert, 2011

Kaspar David Friedrich: Ruines d’Eldena, 1825

Les dispositifs de « mise en paysage » du projet, à l’ère du numérique

La rénovation du Front de Seine est l’un des projets emblématiques de la métropole durable du XXIème siècle, exposés au Pavillon de l’Arsenal dans le cadre de sa nouvelle exposition permanente, Paris 2020, la métropole et ses projets, inaugurée en Mars 2012. Fraichement repeinte, la grande maquette de l’exposition Demain…Paris, régulièrement remise à jour depuis 1967, est présentée au sein de la partie historique de l’exposition. Mais elle n’occupe plus la place centrale dans la scénographie. Celle-ci revient à un écran géant disposé au sol, sur lequel les visiteurs sont invités à consulter, via des « consoles de pilotage », le logiciel Google Earth, auquel ont été intégrées les maquettes virtuelles des projets en cours dans la capitale.

La maquette de 1967 à l’exposition “Paris 2020”

L’écran géant de l’exposition “Paris 2020”, site du Pavillon de l’Arsenal

Par ce dispositif interactif, le visiteur peut naviguer dans le modèle virtuel du Paris de 2020 et ouvrir en un « clic » la fiche d’information de chaque projet, qui inclut une illustration photo-réaliste en deux dimensions [22]. Le « survol » de la maquette (virtuelle), simple interface de navigation, se distingue ainsi du moment de la représentation « réaliste » du projet, prise en charge par des illustrations bien distinctes du modèle 3D, et dont le point de vue est choisi à hauteur de piéton.

Le projet du Front de Seine dans “Google Earth”

Fiche détaillée du projet, accessible via “Google Earth”

L’image de l’agence Traitvert représentant le projet de la « place centrale » de l’ilot Centaure, une sous-entité de la dalle, illustre l’opération de rénovation du Front de Seine dans la fiche d’information de l’interface Google Earth – elle est utilisée à de multiples reprises dans le cadre des campagnes de communication sur le projet, menées par l’aménageur public, les investisseurs privés, ou encore les paysagistes de l’opération.

Projet de la place centrale de l’ilot Centaure du Front de Seine © Agence Traitvert, 2011

Cette image se distingue de la représentation du projet du Front de Seine dans Paris Match en 1967, par un usage très différent des éléments de composition graphiques :

  • Si l’usage de la couleur est un point commun aux deux époques, la couleur verte domine et la texture végétale inonde l’image en 2011, à la différence des années 1960, où dominaient les tons gris et bleutés.
  • à l’avant-plan, la végétation a remplacé l’hélicoptère en vol.
  • A l’inverse des années 1960, en 2011, les tours se font discrètes. Elles sont coupées, camouflées sous la végétation et atténuées par les effets graphiques de rendu atmosphérique.
  • Le point de vue est choisi à hauteur d’homme. C’est celui d’un public usager quotidien, attentif à son cadre de vie et aux atmosphères: représentation d’effets de lumière par temps ensoleillé, d’ombres rafraichissantes etc.
  • L’image contemporaine est baignée de lumière, mettant l’accent sur l’espace public, tandis que l’éclairage des bâtiments en contre-jour dans les années 1960 accentuait les masses bâties.
  • D’une façon générale, dans les images récentes à destination du grand public, les cadrages ont changé: préférence pour les vues détaillées du projet, au lieu des vues globales dans les années 1960.
  • Enfin, en 1967,  le style de représentation réaliste est obtenu par le biais d’un dessin d’illustration, tandis qu’en 2011, il l’est par la mise en œuvre de collages numériques complexes mêlant des éléments photographiques et la modélisation 3D, associés à des effets graphiques en 2D. [23]

Les promesses du Front de Seine

« Quel visage ça aura l’an 2000? Il y a quelque chose d’un peu magique dans cette expression. L’an 2000 pour nous, ca veut dire, la concrétisation d’un peu tous nos rêves, de tous nos espoirs, de tous nos désirs. C’est un peu, au fond, quelque chose qui ressemblera à l’âge d’or, si vous voulez. (…) Un homme, il y a 3 ou 400 ans, ne cherchait pas à prévoir l’avenir, car il savait que l’avenir serait probablement très semblable à la vie quotidienne qu’il avait à ce moment là. Aujourd’hui, on sait que, en l’an 2000, ce sera différent d’aujourd’hui. On le sait parce qu’il y a des progrès techniques, il y a des progrès scientifiques, et puis on le sait parce-que il suffit de se promener dans Paris ou dans le monde qui est autour de nous, avec un œil un peu neuf, pour se rendre compte que l’an 2000 y est déjà. »

Roger Louis, présentateur de l’émission « L’an 2000 »,  dans la série « Le monde en quarante minutes », ORTF,  diffusée le 30/12/1964

En proposant une analyse des représentations paysagères du Front de Seine, cette étude a permis de cerner les contours d’une culture visuelle du projet urbain. Il apparait que la lecture par le public de ces représentations, et sa capacité à s’y projeter, implique un référentiel culturel et imaginaire qui varie d’une époque à l’autre. Assurée par des spécialistes de la fabrication d’images, la mise en paysage du projet, qui relève d’une mise en fiction, reste ainsi largement imperceptible pour un œil mal exercé. L’opacité et le caractère construit de ces représentations allant à l’encontre de notre intuition, celles-ci sont aujourd’hui encore perçues par le plus grand nombre, comme des dispositifs objectifs ou “transparents”.

La notion de promesse des images, décrite par André Gunthert comme une « mise en fiction » caractérisée par son haut degré de vraisemblance, semble particulièrement adaptée pour saisir les mécanismes mis en jeu dans ces représentations paysagères, supports utilitaires au service de la description réaliste de projets. Les représentations relevant de la promesse des images contribuent en effet à rendre à la fois désirable et crédible la réalisation prochaine d’un état projeté, en mobilisant toute la puissance de l’imaginaire d’une société. Ainsi, dans le contexte de l’imagerie prospective de la conquête spatiale développée par les industries culturelles américaines au cours des années 1950, « la gamme graphique sollicitée, dans sa précision descriptive et sa richesse spectaculaire, vise à installer la conquête spatiale à la frontière du réel. Elle correspond très exactement à l’énoncé d’une promesse: la Lune est pour demain, disent les images. » [24]

L’analyse de deux “mises en paysage” consécutives du projet d’aménagement du Front de Seine, dans les années 1960 et les années 2000, a permis d’identifier certains dispositifs graphiques et médiatiques relevant du domaine de la promesse:

  • La technicité et le gigantisme des dispositifs d’exposition : les maquettes parlantes et lumineuses (1961 et 1967) et la navigation interactive dans une modèle virtuel via un écran géant (2012), contribuent à l’objectivation du projet présenté en lui conférant des connotations de scientificité.
  • La construction iconographique d’un haut degré de réalisme pour les représentations du projet, dont les moyens techniques et graphiques évoluent avec les époques.
  • La reprise fréquente des mêmes images ou maquettes dans les publications et les expositions, contribuant à l’effet d’objectivation de l’information.
  • Le recours à des horizons de dates aux chiffres ronds, où se projeter: 1970, 2000, 2020, etc.
  • L’emploi du temps futur dans les descriptions du projet
  • La référence visuelle à des temporalités où l’architecture n’est pas dans son état « réalisé »: dans le cas de l’imaginaire d’une cité futuriste, celle-ci n’est pas encore réalisée.  L’imaginaire d’une cité en ruines regagnée par la nature, quant à lui, place le projet dans un récit « où l’édifice, ayant disparu, est en quelque sorte à réinventer ». [25]

Le paysage du Front de Seine rénové résulte ainsi de la superposition de deux promesses consécutives et contradictoires: une promesse paysagère naturaliste a en effet recouvert, et pour ainsi dire renouvelé, une promesse paysagère fonctionnaliste, aboutissant aujourd’hui à un aménagement culturellement hybride. Les images du projet de rénovation de l’ilot Véga de la dalle du Front de Seine (agence Paysages) trahissent cette condition hybride, par l’usage de la couleur pour l’aménagement contemporain, qui se détache sur le fantôme du paysage des tours, promesse périmée, qui a été passée en noir et blanc.

Projet de l’ilot Vega © Agence Paysages / SemPariSeine, 2010

Projet de l’ilot Vega © Agence Paysages / SemPariSeine, 2010

NOTES

[1] L’appel à contributions du colloque Paysage en partage. Sensibilités et mobilisations paysagères dans la conduite de projet urbain (Genève: Fondation Braillard Architectes, avril 2012) invitait à réfléchir sur le retour du paysage dans la pratique aménagiste depuis une dizaine d’années, comme « objet-frontière » aux contours flous, permettant « d’assurer la cohérence des projets urbains, notamment parce qu’il inscrit ceux-ci dans les échelles plus larges (la nature, le grand paysage), ou encore parce qu’il permet de faire une médiation entre les différentes composantes de l’urbain : nature, organisation, systèmes techniques, etc. »


[2] Ernst H. Gombrich, « La théorie artistique de la Renaissance et l’essor du paysage », in Id., L’Écologie des images, Paris : Flammarion, 1983 (1953),  pp. 15-43.
[3] André Gunthert, « La transparence voilée, ou la couleur du temps qui passe », Lettre du séminaire Arts & Sociétés, n°18, 2008, en ligne: http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2008/03/05/653
[4] ibid.
[5] Le projet de rénovation du Front de Seine comprend la construction d’un vaste centre commercial et d’un cinéma multiplex, la démolition partielle de la dalle, ainsi que le renouvellement complet de l’aménagement paysager. Pour une histoire du projet et de la construction du Front de Seine, voir l’ouvrage d’Henri Bresler et Isabelle Genyk, Le Front de Seine, histoire prospective, Paris : SEMEA 15, 2003, édité par l’aménageur (la SEMEA 15, devenue SEM PariSeine en 2007), en amont des opérations de rénovation
[6] Paul Delouvrier, « l’avenir de la nébuleuse parisienne », Urbanisme n°84, 1964, p.19-21
[7] « L’an 2000 », émission TV « le monde en 40 minutes », ORTF, diffusée le 30/12/1964
[8] Architecture d’Aujourd’hui, n°97, 1961, p. VII
[9] Brasilia apparait notamment dans le film grand public « l’homme de Rio » de Philippe de Broca, avec Jean-Paul Belmondo, sorti en 1964
[10] L’Architecture d’Aujourd’hui n°88, 1960
[11] Marcel Lods, L’Architecture d’Aujourd’hui n° 88, 1960, p.18-19
[12] Sur la culture visuelle de la vue aérienne dans l’après-guerre, voir l’article de Vincent Guigeno, « La France vue du sol. Une histoire de La Mission photographique de la Datar (1983-1989)», Études photographiques, n°18, 2006, pp. 96-119, ainsi que le récent article de Fréderic Pousin, « La vue aérienne au service des grands ensembles », in F. Pousin, M. Dorrian (éds.), Vues aériennes: seize études pour une histoire culturelle, Genève : Metispresses, 2012, p. 197-216
[13] Extrait de l’article: “Demain…Paris” au Grand Palais: une exposition présente le tableau clinique d’une crise de croissance et le nouveau visage qu’aura la capitale en 1970, Le Monde, 14 mars 1961
[14] Les Actualités Françaises: Le Paris fin du siècle, 11/04/1967
[15] Ce photomontage sera notamment repris dans une brochure du ministère de la construction destinée aux professionnels de l’urbanisme, ainsi que dans de nombreux articles de la presse spécialisée consacrés au Front de Seine entre 1961 et 1968, notamment dans les revues l’Architecture d’Aujourd’hui et Urbanisme
[16] L’homme et son aventure, Editions Edicope, 1960
[17] Michel Corajoud, « le paysage c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent », in François Dagognet (dir.), Mort du paysage? Philosophie et esthétique du paysage, Seyssel : Champ Vallon, 1981
[18] Florian Hebert, « Le paradoxe du paysage urbain dans les discours paysagistes », Strates, n°13, 2007, en ligne : http://strates.revues.org/5493
[19] Florian Hebert, op. cit.
[20] Notamment la charte des villes européennes pour la durabilité (charte d’Aalborg, 1994), l’Agenda 21 (plan d’action de la ville de Paris pour le développement durable), et le Grenelle Environnement initié en 2007
[21] Ces séries d’images ont été produites par des infographistes professionnels, spécialistes de la visualisation de projets, en dehors du contexte de commande
[22] Le fichier Google Earth de Paris 2020 est téléchargeable sur le site du Pavillon de l’Arsenal dédié à l’exposition
[23] Pour une description des techniques contemporaines de représentation et de leur mise en œuvre dans le contexte du projet d’architecture, voir Sophie Houdart, « Des multiples manières d’être réel. Les représentations en perspective dans le projet d’architecture », Terrain, n°46, 2006, pp.107-122, en ligne: http://terrain.revues.org/4023, ou encore mon billet sur l’image projective
[24] André Gunthert, “La Lune est pour demain. La promesse des images”, in A. Dierkens, G. Bartholeyns, T. Golsenne (dir.), La Performance des images, éd. de l’université de Bruxelles, 2010, p. 169-178 (en ligne: http://culturevisuelle.org/icones/470)
[25] Frédéric Pousin, L’architecture mise en scène – Essai sur la représentation du modèle grec au XVIIIe siècle, Paris: Arguments, 1995, p.41

3 comments

  1. Quel dommage de publier ceci en une seule fois! Vous savez bien que sur internet, on ne revient pas sur une page lue, et celle-ci est quand-même très longue pour être lue en une seule fois. Il y a de quoi faire au moins 5 billets ici…

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  2. Merci pour cet article très intéressant. Les photos et captures qui accompagnent l’article sont originales.

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  3. @ Kart, la plupart des billets sur le blog plan/coupe/image sont en effet des formats plus courts, “une idée à la fois”. Mais je pense qu’il est intéressant aussi d’y publier des articles plus longs, de temps en temps, qui sont le reflet des développements de ma recherche et de ses étapes marquantes. De plus, le site Culture Visuelle permet d’enregistrer les billets au format .pdf, ce qui pourrait éventuellement vous permettre une lecture plus “confortable”… En tout cas, je vous remercie pour votre observation!
    @ Fabien Romary, merci beaucoup pour ce commentaire encourageant.

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