L’architecture dévoilée

Dans la suite de l’observation des dispositifs qui entrent en jeu dans la médiatisation des projets d’architecture et d’urbanisme, ce billet interroge la figure récurrente du dévoilement. En effet, on ne présente pas un projet d’urbanisme ou d’architecture au public, on le dévoile.


Recours à la notion de dévoilement dans le traitement médiatique de la présentation de projets au public: exemples issus de publications sur le web

La première phase de l’élaboration d’un projet requiert une certaine confidentialité: le projet est alors l’affaire des politiques, des finançeurs privés éventuels et des professionnels du projet. La présentation au public n’a lieu que dans un second temps, une fois le projet “ficelé”. Le succès d’opinion est un facteur essentiel de la réussite d’un projet, tant pour les décideurs politiques, que pour les investisseurs: au rendement financier des uns correspond le rendement politique des autres.

En pratique, la présentation du projet au public s’effectue au travers de campagnes de presse et d’évènements publics: présentations, expositions, etc.  L’usage du terme de dévoilement pour qualifier les présentations publiques d’un projet, correspond ainsi à son passage du statut confidentiel de l’opération à celui d‘objet culturel, visible et connu du public. Le dispositif médiatique récurrent de “l’architecture dévoilée” semble jouer sur plusieurs registres:

1. Le dévoilement, mise en scène “érotique” du projet

Pourquoi faut-il toujours qu’un projet soit dévoilé, plutôt que présenté, montré, ou encore exposé. Ce choix terminologique pourrait-il renvoyer à une métaphore érotique? Le dévoilement suggère en effet l’idée du corps – le plus souvent, féminin – déshabillé et livré au regard. Nombreuses en sont les mises en scène dans l’histoire des arts.

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Le Corbusier dévoilant la maquette du palais des Soviets, Paris, 1931 (Source: J-L Cohen, Le Corbusier and the Mystique of the U.S.S.R., Princeton University Press, 1992)

Jean-Léon Gerôme, Phryné devant l’aéropage, 1861, Hamburg Kunsthalle, Hambourg

Dans son billet “a sartorial moment”, Enrique Gualberto Ramirez développe l’idée d’un lien particulier entre le geste du dévoilement et l’architecture puriste de l’entre-deux-guerres: le vêtement, ou le voile, serait ici la métaphore de l’ornement dont est libérée l’architecture. Le Corbusier sert de référence à cette démonstration, avec une photographie très scénographiée du “dévoilement de la maquette du palais des soviets” de 1930, à côté de laquelle l’architecte pose en jouant du violoncelle. Cette interprétation du dévoilement reste cependant centrée sur le courant architectural puriste, et son rapport particulier à l’ornement.

2. Le dévoilement, mise en scène d’un passage “du rêve à la réalité”

Le voile qu’il s’agit de lever pourrait aussi être celui qui sépare réalité et fiction. En effet, en termes de représentation, le dévoilement médiatique d’un projet implique souvent la réalisation de photographies mettant en scène l’architecte ou les commanditaires à côté de figurations du projet (images, plans, maquettes, etc.). Le projet ainsi représenté gagne, d’une certaine façon, en “réalité”: il “existe déjà”, en tout cas à l’image, dans laquelle une personne bien réelle et le bâtiment (quand-bien même sous la forme d’un modèle réduit) sont mis sur un certain pied d’équivalence. Le dévoilement comme mise en scène d’un passage à la réalité pourrait être lié au régime photographique de l’image, et plus précisément au régime d’indicialité auquel elle est encore largement associée: de telles photos “réaliseraient” en quelque sorte le projet par anticipation, ou tout du moins, elles le rendraient plus plausible.

3. Le dévoilement, figure partagée par le régime artistique et le régime scientifique

Le traitement médiatique des projets d’architecture et d’urbanisme fait écho à l’ambiguïté inhérente à ces disciplines, entre l’appartenance au régime artistique et au régime scientifique. Si le dévoilement renvoie en effet au lever de rideau au théâtre, ou encore à l’inauguration de statues équestres, il renvoie tout autant à la révélation publique d’inventions scientifiques ou de produits technologiques inédits, tels les produits Apple – marque qui a su perfectionner les techniques d’amplification, par de tels rituels, de la curiosité et du désir des consommateurs.

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Double-page de l’ouvrage “l’ile Séguin demain” (ed. Anne-Sophie Coppin), Beaux Arts Editions, 2010

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Dévoilement de la nouvelle formule 1 Ferrari F150, 2011

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Steve Jobs dévoilant l’Ipad

Or il y a une différence manifeste de nature entre le dévoilement de projet et celui d’une invention ou d’une œuvre d’art: par définition, le projet d’architecture ou d’urbanisme n’est pas un produit fini (comme l’est un spectacle, une statue, une voiture ou un ordinateur). Le geste du dévoilement correspondrait donc plutôt à un dévoilement d’intentions qu’à un dévoilement de résultats. En effet, une fois réalisé, la bâtiment est présenté au public à l’occasion d’une inauguration, et non plus dévoilé.

Eugène Devéria, Inauguration de la statue d’Henri IV sur la place Royale de Pau par S.A.R. Mgr le duc de Montpensier (27 août 1843) ©Musée national du château de Pau/J.-Y. Chermeux

4. Le dévoilement, mise en scène du défaut de compétence du public

Dernière hypothèse, le dévoilement permettrait de créer la confidentialité de ce qu’il dévoile. En effet, ce geste fait partie d’un cérémonial de “mise à distance” du public, et participe à la construction de l’aura de professionnalisme savant qui entoure les disciplines de l’architecture et de l’urbanisme.

Le dévoilement met ainsi en scène une distinction entre le cercle des initiés et un public tenu en respect: toute en légitimant l’accès privilégié des uns aux informations confidentielles, le dévoilement assigne au public une position de spectateur caractérisée par le défaut de compétence.

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Double-page du numéro 951 de la revue Paris Match (1967) “Paris dans 20 ans” – Les Halles: le général de Gaulle a étudié douze projets confidentiels. Les voici.

Enfin, le dévoilement relève certainement de la “connotation religieuse ou tout au moins métaphysique”, comme le suggère Patrick Peccatte dans son billet Décrypter c’est tromper, mais c’est là une dimension que je n’aborderai pas dans le cadre de cette esquisse.

6 comments

  1. Patrick Peccatte · · Reply

    Le dévoilement existe aussi dans un autre domaine, très souvent d’ailleurs en rapport également avec des plans, voire avec des maquettes ou des modélisations. Un plan d’opération militaire est tenu secret jusqu’au dévoilement. Tout comme le projet d’architecture n’est pas un produit fini comme tu le notes, le plan militaire représente un ensemble d’événements futurs. Tous deux sont “en devenir”, ce sont des “promesses”, des “plans” justement. De même, on ne dévoile un plan militaire qu’à quelques personnes concernées; il y a ceux qui sont au courant et les autres. La similitude peut être poursuivie: un plan d’architecture dévoilé n’a-t-il pas une connotation poliorcétique, dans la mesure où il s’agit de “prendre” une partie de la ville ?

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  2. J’aime bien cette idée de conquête que souligne Patrick, cela rejoint aussi l’analogie entre l’image de l’architecte devant sa maquette semblable à celle du général devant le plan de bataille.
    L’un comme l’autre, l’architecte et le général, doivent mettre en scène leur “révélation” afin de convaincre un public de les suivre dans l’exécution du plan, non? Ou alors je suis en train de renverser les choses, et d’accorder beaucoup de valeur prosécogénique aux procédures militaires…

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  3. Le plan militaire suppose que le secret soit maintenu jusqu’au dernier moment pour sa bonne exécution. Souvent d’ailleurs, de fausses “révélations” destinées à tromper l’adversaire font partie de son exécution. Le plan militaire doit rester voilé, caché à son adversaire comme à ses troupes, jusqu’à la fin de la bataille.

    Est-ce que tu as une idée de l’origine du rituel consistant à dévoiler les statues? Je me demande si cela n’aurait pas à voir avec les séances de dessin d’après modèle. (Pure hypothèse gratuite de ma part.) Le modèle se couvrant et se découvrant entre deux séances de pose.

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  4. Un ami m’a indiqué ce billet, qui rassemble 25 photos de dirigeants posant avec des modèles réduits:
    http://www.theatlanticcities.com/politics/2012/04/world-leaders-posing-model-cities/1694/
    autant d’eau à notre moulin!
    @Patrick, merci d’avoir souligné ces similitudes avec les plans d’opérations militaires. Elles ne sont pas si évidentes à discerner au départ, en tout cas pour moi, tant la mise en scène du projet d’architecture/d’urbanisme tend à dissimuler cet aspect “poliorcétique”. Je te remercie au passage de m’avoir appris ce mot indispensable!
    @Raphaële, tout à fait d’accord avec ta lecture et ce grand enjeu de conviction auprès du public. Mais comme je le disais en réponse à Patrick, je me demande si ces mises-en-scène sont clairement perçues par le public comme des “poses martiales”, ou bien si c’est d’ordre plus sous-jacent…
    @Thierry, je ne connais pas (encore) l’origine du rituel de dévoilement des statues, mais je vais la rechercher! J’aime bien ton hypothèse, si gratuite soit-elle 🙂

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  5. @ MArie-Madeleine,

    Je sais bien que la dimesnion métaphysique ou plus simplement théologique du dévoilement n’est pas l’objet de ce billet mais, à titre de petite contribution à la réflexion, voici les extraits des évangiles qui associent de manière très intéressante la mort de Jésus sur la croix à la déchirure du voile/rideau qui cacahait le Saint des Saints dans le temple de Jérusalem. La mort du Christ en tant qu’homme dévoile le lieu où se tient l’essence divine alors même qu’il lui donne une image…

    Dans les trois évangiles synoptiques (Matthieu, Marc, Luc) qui relatent le « crucifiement » de Jésus de Nazareth, il est dit que le voile du temple se déchire au moment où Jésus meurt.

    « A ce moment, Jésus poussant de nouveau une grande clameur, rend l’esprit.
    Alors le rideau du temple se déchire en deux, du haut en bas, la terre est ébranlée,
    Les rochers se fendent, les sépulcres s’entrouvrent, de nombreux corps de ceux qui lui appartiennent endormis ressuscitent et, sortis des tombeaux après la résurrection de Jésus, entrent dans la ville sainte et apparaissent à beaucoup… »
    Mat 27/50-53

    « Alors Jésus, jetant un grand cri, expire.
    Le voile du temple se déchire du haut jusqu’en bas… »
    Marc 15/37-38

    « Le voile du sanctuaire se déchire par le milieu et Jésus s’écrie d’une voix forte
    -Père, je remets mon esprit entre tes mains.
    En prononçant ces paroles, il expire. »
    Luc 23/45-48

    Ce dévoilement par la déchirure de ce voile qui cache ce qui ne doit être vu devient très intéressant chez Jean où ce n’est pas le voile du temple qui se déchire mais le corps même du Christ, car Longin lui donne un coup de lance au côté droit pour voir s’il vit encore…
    C’est d’ailleurs dans ce trou que ST Thomas enfoncera son INDEX pour vérifier la présence du corps sous son apprence lumineuse (CF Caravage)… (#du dévoilement à l’indicialité… 😉

    Bref, il y a une érotique mais aussi la mise en scène du passage de l’immatériel au matériel, de l’invisible au visible… quelque chose qui est un peu plus que l’image et un peu moins que la chose… la maquette ? Un corps qu’on n’ habite que du regard…

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  6. Très belles photos design, encore bravo et bon long vie à L’architecture dévoilée | plan/coupe/image,

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