Pouvoirs de la maquette

Quel rôle joue la maquette dans le traitement médiatique des projets d’architecture et d’urbanisme?
La présentation au public de projets d’architecture et d’urbanisme donne régulièrement lieu à des évènements publics: présentations et/ou expositions, comme par exemple l’exposition de la maquette de la future cité judiciaire aux Batignolles de l’architecte Renzo Piano, qui a lieu actuellement dans la salle des pas perdus du palais de justice, sur l’ile de la Cité. L’évènement, qui fournit une bonne occasion de parler du projet, est relayé par des campagnes de presse. La maquette, dévoilée au public, est un incontournable dans ce dispositif médiatique, et la représentation photographique conjointe de l’architecte et de la maquette de son projet est un motif récurrent pour l’illustration des articles de presse, blogs ou reportages.


Présentation de projets au public: exemples récents de traitement médiatique sur le web

A quelles références visuelles cette figure stéréotypée de l’architecte représenté conjointement avec la maquette de son projet renvoie-t-elle? J’ai ici plusieurs pistes, que je dois notamment à la discussion de cette question au sein du LHIVIC.
Premièrement, cette figure renvoie à la tradition picturale des portraits représentant des professions avec leur outil de travail caractéristique: le peintre avec un pinceau et une palette, etc. Or on pourra constater que dans ces tableaux, les architectes ont été représentés le plus souvent avec un compas et des plans, plutôt qu’avec des maquettes.
 
Architecte.Semur.en.Auxois

Architecte représenté sur un médaillon de Semur-en-Auxois relevé par Viollet-le-Duc, issu du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, par Eugène Viollet-Le-Duc, 1856

Samson_Nicolas_Lenoir_le_Romain

Portrait de l’architecte Samson Nicolas Lenoir dit “le romain” par Henri-Pierre Danloux, vers 1770, château de Versailles

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A partir du début du XXème siècle, le motif de l’architecte posant avec les maquettes de ses projets occupe une large place dans l’iconographie architecturale, notamment dans le cadre du courant moderniste. On notera Ludwig Mies Van der Rohe en particulier, qui a fait de ces clichés une véritable marque de fabrique. L’exposition récente “Modernisme en miniature, points de vue” au Centre Canadien d’Architecture (CCA) était consacrée à cette “rencontre entre la photographie et la maquette”, ayant donné naissance à cette figure de la maquette-en-photo, souvent en compagnie de l’architecte, dont les images médiatiques contemporaines semblent découler.

A quelles références culturelles et visuelles renvoient ces représentations stéréotypées de l’architecte en association avec la maquette?

Une première référence est issue de l’imagerie de la bataille: la réduction cartographique de la maquette comme terrain de préparation pour les stratèges militaires sert la mise en scène de la puissance et de la grandeur. Cette référence semble cependant s’appliquer mieux au cas des maquettes d’urbanisme, qui renvoient plus à la notion de territoire que les maquettes d’architecture, où l’emporte la qualité d’objet.

Brest_plan-relief_1811.jpg

Détail du plan-relief du port de Brest : le port dans son état de 1811. Collections du Musée des Plans-Reliefs de Paris, exposition “La France en relief” – Grand Palais, 18 janvier-17 février 2012

 

napoleon

Illustration représentant Napoléon en train de planifier un combat sur une carte déroulée, d’après une peinture de Jean-Jacques Scherrer exposée au salon de Paris (date inconnue)

christian-de-portzamparc-architecte-en-chef-de-grenoble-presqu-ile-a-devoile-son-projet-au-moyen-d

Christian de Portzamparc, architecte en chef de la presqu’île de Grenoble, pose avec la maquette de l’opération, photo: le Dauphiné Libéré, 16 avril 2011

C’est aussi cette association entre la représentation d’un territoire en modèle réduit et l’exercice d’un pouvoir qui est mise en scène dans le film “Main basse sur la ville” (Le mani sulla città, 1963) de Francesco Rosi: l’abus de pouvoir de quelques hommes politiques cherchant à imposer un projet spéculatif à la population est ici signifié, et caricaturé, par le recours à une grande maquette d’urbanisme pastiche.

La figure médiatique stéréotypée de l’architecte renvoie également à des caractéristiques de genre et de classe: l’architecte est le plus souvent un homme de classe sociale supérieure. Une bonne illustration de ce stéréotype est le film “Le Rebelle” de King Vidor (film américain de 1947 sorti en France en 1958), basé sur le roman éponyme de Ayn Rand. Gary Cooper y incarne un architecte aux idéaux modernistes, un personnage aussi héroïque que sexy. L’image de Howard Roark et de la maquette du projet moderne de gratte-ciel pour lequel il s’engage dans une bataille acharnée envers et contre tous les conservatismes de son époque, demeure la plus emblématique du film.

Fountainhead

La scène emblématique du film “le Rebelle” avec Gary Cooper

compo_fountainhead

Affiches du film Le Rebelle dans sa version originale (The Fountainhead)

En guise de conclusion, j’avancerais l’hypothèse selon laquelle le traitement médiatique des projets d’architecture et d’urbanisme joue sur l’ambiguïté entre le régime spectaculaire et le régime technique: ainsi la maquette d’architecture ou d’urbanisme est un objet apparemment explicatif ayant vocation à informer objectivement sur les caractéristiques d’un projet. Or, au moment du passage du projet dans l’espace public, au cours duquel il acquiert le statut de produit culturel, cet objet est rendu “spectaculaire” par sa mise en scène visuelle et médiatique. Cette brève analyse aura permis d’isoler quelques références visuelles sous-jacentes au motif de l’architecte associé à la maquette, ayant trait à des figures du pouvoir.
Il semble en revanche que le dispositif médiatique cherche à dissimuler toute appartenance au régime spectaculaire, au bénéfice de la mise en scène de la compétence technique attribuée aux professionnels du projet, architectes et urbanistes, sur laquelle repose en grande partie la confiance du public. Or cette crédibilité du projet urbain ou architectural est construite “par la mise en scène de la puissance [de l’architecte] et non pas par l’explication [du projet], ce qui semble paradoxal avec le fait d’en proposer une maquette… qui est un objet apparemment explicatif.”
 

16 comments

  1. ça me fait penser aux mosaïques byzantines où le commanditaire de l’église se faisait représenter offrant la maquette au saint à qui le bâtiment était dédié. La question du pouvoir est, dans ce cas, aussi très présente puisque c’était un moyen pour ces donateurs de valoriser leur générosité auprès du peuple/des religieux.

    Intéressant car ce n’est pas l’architecte qui est représenté mais celui qui finance qui est mis en avant 😉

    Voir par exemple ds la Basilique Saint-Sophie de Constantinople, les empereurs-commanditaires Constantin et Justinien offrant la maquette de la basilique à la Vierge : http://imagesrevues.revues.org/docannexe/image/1161/img-8.jpg

    Like

  2. Merci pour cette belle référence! L’usage de la représentation de la maquette à des fins de mise en scène (et pas à des fins d’information sur l’édifice) ressort ici très clairement.

    Like

  3. Patrick Peccatte · · Reply

    L’une des références anciennes les plus curieuses est le triptyque Stefaneschi peint par Giotto. Un détail montre le cardinal Stefaneschi offrant une maquette du triptyque à Saint Pierre, ce qui constitue certainement l’une des plus anciennes figurations de l’effet Droste (l’effet “Vache qui rit”).

    Like

  4. claudeFL · · Reply

    Il n’y a pas qu’à Byzance que la maquette d’un édifice est mise entre les mains d’un donateur. Exemple le plus célèbre côté latin : le cycle de l’Arena à Padoue, première décennie du XIV° siècle, peint par Giotto. La maquette de la chapelle, parfaitement reconnaissable, est présentée à la Vierge par deux personnes à genoux : le financeur (Scrovegni qui rachète ainsi son péché d’usure) et le véritable responsable du projet (le supérieur du couvent sur le terrain duquel est construite la chapelle). Par parenthèse, voir les motivations des commanditaires médiévaux en terme de “pouvoir” est une démarche fin XX°, qui ne reflète ni les réalités complexes de la période, ni le sens même des oeuvres concernées.
    Toujours dans la peinture médiévale, les saints protecteurs d’une ville sont parfois représentés portant une figuration concentrée de celle-ci : une muraille, une porte, quelques toits et clochers émergeant des remparts = ce qui visuellement et symboliquement “fait” la ville.
    Au XV° l’iconographie déjà diversifiée de saint Jérôme s’enrichit dans certaines régions (Italie du Nord) d’un nouvel attribut : une maquette d’église ou d’abbaye. Observation mise en relation avec les fondations contemporaines de nouveaux ordres religieux se réclamant de saint Jérôme : en sus de l’offrande et de la protection toujours présentes, on a ici une allusion à une activité réelle de construction.
    A la période moderne, peintres et commanditaires préfèrent à la maquette, la vue de ville intégrée dans le paysage à l’arrière-plan de la scène représentée (peinture d’histoire, bataille etc, mais plus souvent encore scène religieuse).
    Ne pas oublier pour en revenir au billet initial, que la profession d’architecte n’existe en tant que telle que depuis une date récente. Un besoin de reconnaissance, ou d’affirmation d’un savoir et d’une responsabilité, peut peut-être expliquer, en partie, cette ostention de la maquette qui vous a intriguée.

    Like

  5. Didier Roubinet · · Reply

    Les architectes produisent-ils de l’espace ou des images? Sans doute faudrait-il dissocier à cette aune maquettes d’étude et maquettes de présentation. Ces dernières partagent avec les perspectives cet aspect “com grand public” qui plaît tant aux politiques. N’est-il pas plus simple, plus explicite, plus flatteur de se faire photographier devant une grande belle maquette, qui trouve là son utilité, que devant un dessin punaisé au mur?

    Like

  6. Merci pour cette mise en perspective très intéressante.
    Ce qui me frappe aussi, c’est la similitude entre le rôle joué ici par la maquette et celui joué par les images “générée” censées donner corps au bâtiment pour la communication publique. On peut noter la similitude de mise en scène entre la figure de l’architecte et la mise en forme du projet dans cette image http://www.flickr.com/photos/67059834@N04/6822786122/in/photostream

    Like

  7. Du point de vue du photographe, la prise de vue de l’architecte (du maire, du député)avec la maquette, c’est l’exemple même de la fausse bonne idée qui n’en est pas moins incontournable, que l’on ne peut pas refuser au client. 🙂
    Des maquettes comme dans la scène emblématique du film “le Rebelle”, je n’en ai jamais rencontré. Une maquette c’est toujours beaucoup plus haut que large comme dans toutes les autres illustrations, et posé sur une table ou un support dédié qui arrive à la hauteur de la taille des personnes que l’on souhaite photographier. De ce fait, c’est très difficile de photographier autre chose qu’un bout de maquette qui est plus là pour dire “je suis une maquette” que pour nous révéler quoi que ce soit, et des hommes troncs comme dans la photo de Portzemparc ou dans “main basse sur la ville”. En fait les “bonnes” photos de maquette, les plus prosécogéniques, on les réalise avec les enfants dont les yeux se retrouvent à la hauteur des maquettes. On ne voit pas plus la maquette, mais la photo a un effet de séduction parce que le spectateur se projette dans cet enfant qui voit dans cette maquette un jouet merveilleux que les enfants n’ont pas le droit de toucher.

    Like

  8. Malgré cette situation qui va presque toujours susciter une certaine déception chez le client la photographie est incontournable parce que la maquette a coûté un paquet et qu’en l’utilisant pour des photographies, on la rentabilise. Et puis l’objet n’en conserve pas moins un aspect fascinant qui rend sa photo incontournable, même si ce pour quoi il est fascinant va disparaître avec la photo.
    La maquette c’est d’une part l’évocation de l’enfance et d’autre part quelque chose qui nous rend intelligent. Un projet architectural illustré de nombreuses perspectives reste très difficile à appréhender pour le commun des mortels. Je suppose qu’il n’en est pas de même pour les architectes et les urbanistes. A l’inverse, avec une maquette, on a un sentiment immédiat de perception, compréhension du projet. C’est extrêmement trompeur comme l’a montrée Marie-Madeleine Ozdoba dans son billet sur la dalle de Beaugrenelle http://culturevisuelle.org/plancoupeimage/archives/4 :” Le point de vue en plongée, vu d’avion ou d’hélicoptère, parle à un public-spectateur qui appréhende le projet comme une sculpture-objet”. Et l’on ne retrouvera jamais ce point de vue dans la réalité.

    Like

  9. Une maquette c’est toujours beaucoup plus large que haut contrairement à la photo du film “Le Rebelle”.

    Like

  10. @ Patrick: merci pour la référence et de m’avoir fait connaitre l'”effet Droste”!
    @ claudeFL: merci pour votre éclairage très intéressant sur les représentations de maquettes au moyen âge et leur contexte culturel. Mes observations, j’en conviens, relèvent de la profession d’architecte et des formes de médiatisation propres à l’époque moderne.
    @ Didier: je suis tout à fait d’accord avec ta remarque et cette distinction entre les 2 types de maquettes: d’étude et de présentation. Quant à ta question introductive “les architectes produisent-ils de l’espace ou des images?”, elle est au cœur de mes investigations 🙂
    @ Raphaële: Merci pour tes remarques! Les similitudes et distinctions entre la maquette et les images de synthèse dans la médiatisation de projets relèveront sans aucun doute d’un prochain billet.
    @ Thierry: Merci beaucoup pour ce point de vue de photographe. Le registre de l’émerveillement enfantin mérite en effet d’être cité dans ceux que met en jeu la maquette.
    Pour ce qui est de la question des proportions, je ne suis pas sûre de bien comprendre ce que tu veux dire: même si la maquette du film Le Rebelle (tout comme celle de Main basse sur la ville)présente des proportions exagérées, et notamment un socle minuscule, je ne la trouve pas l’image si différente de celle de Renzo Piano avec la maquette du palais de justice, ou encore de Bertrand Goldberg avec les tours de Marina City, qui illustrent le billet.

    Like

  11. Désolé Marie-Madeleine, j’ai été encore plus confus que d’habitude. Tout projet architectural important bénéficie aujourd’hui d’une maquette qui est un petit bijou en termes de qualité d’exécution. Chez nous on construit en réalité peu de tours et lorsqu’il s’agit de grands projets, c’est tout un quartier qui sera mis en volume pour la maquette. Ces maquettes sont présentée sur une table ou sur un support dédié qui a la hauteur d’une table. (Lorsqu’elle est placée à même le sol, c’est que l’on entre dans une autre dimension http://www.chine-informations.com/actualite/shanghai-en-maquette-geante_10159.html 🙂 )
    On est donc généralement en présence d’un rectangle, beaucoup plus large que haut qui se trouve plus ou moins à la hauteur de la ceinture de la personne que l’on souhaite photographier comme dans la vidéo extraite de “Main basse sur la ville”, l’image de Le Corbusier, de Portzemparc, celle du futur Palais de Justice ou de Jean Nouvel devant la maquette de l’auditorium de la Philarmonie de Paris. Associer cette forme rectangulaire et horizontale à un personnage vertical suppose pas mal de créativité et que le personnage se prête au jeu comme dans la photo de Nouvel (le photographe est sans doute juché sur une chaise), ou dans la photo de Christian de Portzemparc avec un grand-angle, mais pas trop pour ne pas déformer le visage et un cadrage en diagonal pour utiliser au mieux l’angle de champ couvert par l’optique. Dans le même temps, le client qui est, légitimement, fier de sa maquette qui lui a par ailleurs coûté pas mal de sous est persuadé qu’en mettant dans la même pièce l’architecte, (le Maire, le Député), la maquette et des photographes, il aura nécessairement des photographies montrant sous un jour favorable le projet architectural (au travers de la maquette) et ses commanditaires.

    Like

  12. Merci pour ces précisions Thierry, je vois à présent que tu faisais référence au format horizontal des photos et à leur composition. C’est très intéressant de comprendre ta vision de ces images, avec la connaissance que tu as des contraintes du travail photographique!

    Like

  13. Avec un peu de retard, je me joins à la conversation pour citer une des représentation les plus anciennes d’un architecte avec sa maquette, la pierre tombale d’Hugues Libergier, bien connue des médiévistes. Maître d’œuvre de l’ancienne église Saint-Niçaise à Reims, sa pierre tombale est aujourd’hui conservée dans la cathédrale : http://www.culture.gouv.fr/champagne-ardenne/3documentation/nav2_libergier.html
    Et pour reprendre l’idée de Thierry Dehesdin au sujet de l’univers enfantin propre aux maquettes(et parce que le sujet m’intéresse), je me permets de signaler cet article de Daniel Jacobi sur les maquettes archéologiques : http://ocim.revues.org/234

    Like

  14. @ Jessica de Bideran: je vous remercie pour ces références et l’article très intéressant de Daniel Jacobi! Je m’interroge à propos des exemples issus de représentations moyenâgeuses (la pierre tombale d’Hugues Libergier, tout comme les exemples cités dans les commentaires d’Alexie Geers, Patrick Peccatte et claudeFL): ces représentations miniature de bâtiments font-elles réellement référence à des maquettes (modèles réduits), ou servent-elles plutôt à “symboliser” les bâtiments eux-mêmes (figurations concentrées)?

    Like

  15. @ Marie-Madeleine : je ne connais pas bien les exemples cités ci-dessus, mais en ce qui concerne Hugues Libergier, il me semble qu’étant donné la petite taille de la représentation, l’idée est plus de figurer une église gothique “type” puisque l’on retrouve le vocabulaire architecturale caractéristique (remplage rémois, pinacle, etc.). On est donc plus dans l’ordre du symbole effectivement. Par contre la sculpture de l’évêque Jean Tissendier portant la maquette de la chapelle de Rieux (détruite en 1871), est reconnue comme étant une représentation fiable de cet édifice de type languedocien (vaste nef unique de briques avec des chapelles entre les contreforts)
    http://www.augustins.org/fr/collections/bdd/zoom.asp?num=Ra+552
    Mais ici, c’est le mécène qui se fait représenter et non le maître d’œuvre…

    Like

  16. […] de projets d’architecture passe le plus souvent par l’image projective. Outre des photos de maquettes, c’est aujourd’hui à travers des images de synthèse produites par des […]

    Like

Leave a reply to Didier Roubinet Cancel reply