La dalle de Beaugrenelle, rénovation d’un imaginaire paysager

Un imaginaire périmé: la dalle du Front de Seine en 2005

Le paysage de la dalle de Beaugrenelle en 2005, avant la rénovation (Photo: Marie-Madeleine Ozdoba)

Partie intégrante d’un projet urbain de restructuration et de densification des équipements et commerces du 15e arrondissement, la rénovation du quartier sur dalle de Beaugrenelle, issu des 30 glorieuses, a été entamée en 2004 et suit aujourd’hui son cours. Menée par la SEMPARISEINE (société d’économie mixte d’équipement et d’aménagement), cette rénovation comprend la démolition partielle de la dalle, pour « rendre le ciel » à la rue Linois anciennement recouverte, la construction d’un vaste centre commercial et d’un cinéma multiplex, ainsi que le renouvellement complet de l’aménagement paysager sur le restant de la dalle.

Ce sont non seulement les caractéristiques fonctionnelles et techniques des bâtiments et de la dalle qui sont réinvesties et renouvelées à l’occasion de la rénovation, mais aussi l’imaginaire et l’esthétique du projet, qu’il s’agit de mettre au goût du jour. Une grande campagne de production de visuels représentant les nouveaux espaces du centre commercial (agence Valode et Pistre architectes) ainsi que le nouveau paysage sur la dalle (Agence Traitvert paysagistes) a ainsi été lancée par les aménageurs.

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Illustration extraite du dossier de presse du projet de centre commercial de Beaugrenelle (www.beaugrenelle-paris.com, consulté le 10/12/2011)

Beaugrenelle et ses représentations se prêtent à une observation comparative entre les années 1960 et les années 2000. En effet, les illustrations publiées dans les années 60 sont aujourd’hui frappées d’obsolescence. L’imaginaire du projet d’origine de l’architecte-urbaniste Raymond Lopez s’est manifestement périmé. Les implicites qui régulaient la perception et l’interprétation des images ont perdu leur efficacité originelle: ces images ont quitté le domaine de la vraisemblance.

Double-page du n°951 de Paris Match, dossier spécial “Paris dans 20 ans”, 1er juillet 1967

Double-page du n°951 de Paris Match, dossier spécial “Paris dans 20 ans”, 1er juillet 1967

Je me concentrerai ici sur les représentations du projet paysager de la dalle. Que peuvent-elles révéler sur l’évolution des sensibilités paysagères du grand public, auquel ces illustrations cherchent à “vendre” le projet, et sur l’imaginaire paysager sous-jacent?

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Croquis d’ambiance du projet paysager de la dalle (©Paysages / SemPariSeine)

  • Dans les années 60, les tours sont mises en avant. La fascination pour la forme sculpturale de la ville du futur semble éclipser l’attention aux qualités sensibles du milieu de vie. Aujourd’hui : les tours disparaissent des images. Elles sont coupées, camouflées sous la végétation et des effets graphiques de rendu atmosphérique.
  • Les points de vue choisis accentuent encore cette évolution: Le point de vue en plongée, vu d’avion ou d’hélicoptère, parle à un public-spectateur qui appréhende le projet comme une sculpture-objet. Aujourd’hui, les points de vue sont choisis à hauteur d’homme et en contre-plongée, et parlent à un public-usager attentif à son cadre de vie, et notamment au caractère très végétal et “naturel” de l’aménagement (présence de papillons, caractère aléatoire, non-systématique des plantations).
  • Le cadrage a changé: vues globales dans les années 60 et zoomées pour les images récentes.
  • Présence de nombreux figurants dans les images récentes, les vues des années 60 étant trop lointaines pour représenter des silhouettes humaines.
  • Le graphisme photoréaliste est commun aux deux époques. Malgré cette similitude, les images des années 60 ont un caractère plus cinématographique, alors que les images récentes sont d’une étrange neutralité (voire banalité), qui ne renvoie pas à un univers visuel extérieur à la représentation architecturale et paysagère.
  • Au niveau de l’éclairage, les images des années 60 montrent les bâtiments en contre-jour, tandis que les images des années 2000 sont baignées de lumière.

Comment interpréter ces changements dans la manière d’illustrer le projet?
La parole des auteurs du projet nous renseigne sur les caractéristiques fonctionnelles et objectives de l’aménagement. Quant à l’esthétique ou à l’agrément visuel, ils font l’objet de déclarations très subjectives:

Raymond Lopez (1965):

“Au Front de Seine, nous avons 77000m² d’espaces libres, en partie plantés. Je préfère de beaucoup les jardins privés et les espaces verts entre les immeubles, au Bois de Boulogne. (…) Le promeneur qui circulera dans cet ensemble ne ressentira jamais l’impression de monotonie qui aurait pu naitre de l’uniformité en hauteur puisque la liberté du plan définit une variété de perspectives, de volumes, de prospects, en raison du rythme et de la densité des constructions.”

R. Lopez, Paris XVe Front de Seine, dans L’architecture d’aujourd’hui n°118, 1965

Agence Traitvert (2011):

“(…) la maîtrise d’œuvre s’est attachée, au niveau de la composition de l’espace, à restituer du confort visuel et une amélioration fonctionnelle aux usagers ainsi qu’une nouvelle lisibilité aux cheminements piétons qui deviennent clairement cadrés par un ensemble de jardins horizontaux généreusement plantés. Du fait de la présence des tours de grandes hauteurs, la conception des espaces à réaménager propose des jardins agréables à voir non seulement depuis les tours, mais aussi à l’échelle du piéton. Ces « jardins suspendus », permettent à la fois d’agrémenter visuellement l’ensemble de l’espace et d’offrir aux usagers de nouvelles promenades paysagées sur un site actuellement à dominante minérale”

Eric Burie “Le double visage des jardins de la dalle de Beaugrenelle”, dans le Moniteur

L’imaginaire auquel renvoient les représentations du projet ne semble pas faire l’objet d’une manipulation consciente de la part des architectes et des paysagistes. Il constitue un impensé de la discipline.

Dans le livre “l’avenir des villes” (1964), Raymond Lopez nous livre ses conceptions sur le futur urbain:

“Si la cité future doit être le fait d’une totale mutation, celle-ci ne pourra finalement se réaliser pleinement et sans danger que si l’homme fait aussi sa mutation. C’est l’habitant des villes qui doit devenir un autre; il doit s’adapter à un nouveau rythme vital et à des nouvelles fonctions.”

R. Lopez, “l’avenir des villes”, collection construire le monde, Robert Laffont, 1964

Dans ce monde futur, des hommes mutants habitent des villes-sculptures minérales aux formes monolithiques qui se détachent sur l’immensité du paysage naturel.

Dernière planche du livre “l’avenir des villes” (1964), collection construire le monde, Robert Laffont, présenté par Raymond Lopez, architecte-urbaniste du projet de Beaugrenelle

Marino di Teana, maquette-sculpture de la ville du futur (http://diteana.com, consulté le 17/12/2011)

Les images contemporaines quant à elles, renvoient à l’imaginaire d’une nature qui reprend ses droits sur l’ordre architectural imposé par l’homme.

Kaspar David Friedrich, Ruines d’Eldena (1825)

A suivre…

8 comments

  1. Didier Roubinet · · Reply

    Bienvenue au club!
    … Et merci d’avoir convoqué Kaspar Friedrich, la confrontation est tout à fait convaincante.

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  2. Les images actuelles avec leur cadrage enserré par la nature évoquent l’intime. Le spectateur (futur usager de cet espace?) est niché dans sa cabane tel un adulescent qui regarde la ville au loin (légère plongée) ou camouflé dans l’espace nature.
    Cette construction de l’image avec un cadre de verdure, total ou partiel, exclu le spectateur de l’action représentée. Le citadin est-il vraiment acteur dans cette ville ou seulement spectateur ?
    La froideur du traitement graphique de l’image s’oppose à l’ambiance intime et bucolique des représentations.
    Ces images vendent une ville calme (couples se tenant par la main, une mère et son enfant…) : la sérénité règne. La faune domestique et sauvage sont aussi heureuses de vivre dans ce lieu que les humains ! Nous sommes loin de la pollution et des problèmes de voisinages.

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  3. @Didier: Merci!
    @Anne Delfaut: Merci pour cette lecture qui élargit la réflexion sur les images contemporaines et les nombreuses questions qu’elles posent.

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  4. Bonjour,

    Ne trouvez vous pas que l’architecte des années 1960 comme le paysagiste de 2011 parlent l’un et l’autre pour ne rien dire, une variante de la langue de bois ?

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  5. […] paysage évolue (sous l’influence de la photographie?). Le billet de  Marie-Madeleine Ozdoba La dalle de Beaugrenelle, rénovation d’un imaginaire paysager nous montre par exemple que les illustrations paysagères utilisées par les architectes en charge […]

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  6. @Hervé Bernard
    La similitude du discours des architectes et des paysagistes décrivant le projet dans les années 1960 et dans les années 2000 est en effet frappante. Le discours des années 60 ne semble pas aujourd’hui fondamentalement dépassé: les formes et les codes du discours professionnel n’ont pas beaucoup évolué. A l’inverse des images qui elles, se sont totalement “périmées”.

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  7. Il y a déjà pas mal de temps il y a eu une exposition à Beaubourg, consacrée à la ville, qui présentait, entre autres choses, les discours des architectes qui ont présidé à la conception des grandes cités aujourd’hui honnies. Le contraste entre la vision que nous avons aujourd’hui et les lendemains qui chantent que l’on nous promettait était fascinant.

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  8. […] désir autour des projets urbains actuel, d’en faire la promotion tout en se démarquant des images photo-réalistes qui accompagnent généralement les projets urbains. L’exposition, réunissant des travaux de […]

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